Confidences en sève mineure d'un arbre à l'humain égaré.
( Prix "SEMER" 2006 )

Un jour qu’au hasard de mes pérégrinations j’étais venue l’enlacer et que, nichée à ses pieds dans un tendre écrin de mousse comme un enfant blotti sur le sein de sa mère, je m’étais assoupie, tout doucement, il me prit sous son aile de verdure. Rassemblant feuillage, rameaux et brindilles, il confectionna pour moi un manteau brodé de bourgeons soyeux, de fleurs délicates et, tout doucement, refermant autour de moi les longs bras noueux de ses branches, de tout son être, il fit un dôme au-dessus de ma tête.
Alors, en rêve, mon âme se fondit dans la sienne et je sentis dans ses veines battre la sève nourricière puisée des entrailles fécondes de notre Terre Mère. Alors, emplissant mon esprit d’images, de senteurs et de parfums enivrants, il me conta son histoire et celle de tous les siens.

C’était un sapin de mes montagnes natales, ou bien un bananier, ou peut-être un chêne centenaire, ou bien encore un olivier millénaire ? Dans mon sommeil, je ne discernais plus distinctement avec mes sens s’il était habillé d’un corsage de feuilles, d’une parure d’épines, d’une robe de palmes, mais qu’importe la coupe de ses vêtements, il avait la noblesse souveraine et majestueuse d’un roi.
Tout en lui proclamait qu’il était pour la race des hommes l’emblème même de la vie. De toutes les espèces végétales de tous les continents, il semblait porter les traits et les attributs et il se dressait aux quatre points cardinaux de notre planète tel un symbole flamboyant.
Ses racines plongeaient dans la mémoire intemporelle du monde.

Il me livra les souvenirs paisibles d’une jeunesse dorée, du temps désormais révolu où ses frères et lui gouvernaient, nourris par une terre grasse et fertile, abreuvés par une eau plus limpide que le cristal le plus pur. Du temps désormais aboli où l’homme, dans son humilité de créature primitive, vénérait ses dons et s’inclinait devant lui pour lui rendre hommage.
Puis il remonta le fil du temps comme on rembobine la pellicule d’un long métrage et, devant l’écran de mes yeux incrédules, il déroula les ravages laissés siècle après siècle par la colère du ciel, civilisation après civilisation par l’arrogance des hommes. L’ire céleste était terrible mais elle n’avait pas l’implacable, l’inique cruauté de notre orgueil. Elle frappait pour purifier les profondeurs de la terre, apportant le renouveau, la renaissance, comme une semence frémissante tout juste épandue dans des sillons gorgés d’humus. La vanité de l’homme, elle, était aveugle, servile, profanatrice. Les plus humbles, elle les opprime, les écrase sans merci, muselant sans pitié les suppliques exhalées dans un souffle.
Il me révéla ainsi comment l’homme leva un jour des armées de robots monstrueux pour asservir la nature… La nature dont il fut pourtant jadis le fils béni, l’enfant sacré.

Sous leurs assauts mécaniques, je vois aux quatre points cardinaux les arbres se courber en gémissant de douleur sous les entailles béantes, les meurtrissures sanglantes laissées dans leur chair. J’entends leurs troncs et leurs branches se rompre dans un craquement sinistre d’os brisés, je les vois s’effondrer dans un fracas lugubre. J’assiste le cœur rongé d’angoisse à la lente agonie de nos forêts. Mais la projection de ce film abominable n’est pas encore finie. 

Quand les chenilles de métal se retirent comme des soldats d’un champ de bataille, il ne reste que des ruines immondes, jonchées de souches tordues et de troncs calcinés, pareils à des cadavres écartelés... Il ne règne que la désolation et la mort ; partout alentour, la vie s’est tue, la vie s’est éteinte.

Plus de bruissement d’ailes, plus de chants d’oiseaux, plus de crissement d’herbe : il règne un silence d’une vacuité insoutenable qui résonne autour de moi comme un marteau piqueur, amplifié de vallons en collines jusqu’à la démesure. Pétrifiée d’horreur, j’embrasse à perte de vue un océan de ronces et de friches d’une laideur sans nom. Glacée d’effroi, je vois un désert de béton et de bitume prendre possession des forêts antiques…

Je suis endormie et je rêve, mais dans le tréfonds de mon inconscient, tout mon être me fait mal, si mal que je me sens groggy, lorsque mon ami de sève et d’écorce dans un chuchotement m’assène à l’oreille la terrible sentence : « A chaque arbre abattu, c’est l’un des enfants de cette terre que vous mutilez, pour chaque forêt défigurée, c’est l’avenir de votre planète et de votre espèce toute entière que vous amputez. »

 Arbre, mon ami, je sais tout cela, j’en ai pleine conscience. Mais comment le dire à tous ces gouvernements qui restent sourds, engourdis par le pouvoir ? Comment le dire à ces industriels englués dans les boues nauséabondes des affaires et de la politique, asphyxiés par les gaz de leurs mégalopoles surpeuplées ? Comment le dire à tous ces dirigeants soumis aux toute-puissantes déités de l’argent et de la gloire, à cette race d’individus vénale, intoxiquée, endoctrinée par tant d’idéaux illusoires et éphémères? La tâche semble hors d’atteinte. Irréalisable. La panique et l’épouvante me terrassent.

Emu par ma peine, il programme une dernière séquence d’images dans l’ordinateur de mon cerveau, des images improbables, comme venues d’un autre monde, mais qui dessinent une fresque colorée comme un parterre de fleurs printanières et font tinter une note d’espérance et d’allégresse à mon esprit tourmenté:

« Regarde, intime-t-il dans un murmure. Regarde bien, là tout devant toi… »

Au milieu des décombres de nos bois détruits, au milieu des terres maculées de nos souillures, je vois jaillir de minuscules taches opalescentes, de fragiles radicules qui se frayent un chemin entre les ruines, laborieusement, patiemment, en tissant entre elles un précieux tapis d’émeraude. Timidement d’abord, puis avec plus d’assurance, des bourgeons éclosent, les pousses grandissent, s’arrimant fermement dans le sol avant de s’élancer, graciles et véloces, vers l’azur…

C’est la vie plus forte que la mort, l’arbre plus grand que l’homme.

La nature triomphante, envers et contre tout.

L’incroyable vision s’efface alors soudainement et j’émerge de ce songe fabuleux, déconnectée du temps et de l’espace, mais animée par le sentiment grisant, merveilleusement exaltant, d’avoir été le témoin privilégié d’un miracle. Il est l’heure cependant pour moi de me remettre en marche et de reprendre ma route. Mais à l’instant précis où je m’éveille, je perçois un infime frémissement au-dedans de moi : pendant que je dormais, bercée d’amour et de paix, dans mon ventre aussi la vie a germé, la vie a pris racine. Je me concentre doucement, les paupières closes, et comme par magie, comme par enchantement, il me semble sentir sous mes doigts caressants battre le cœur de mon enfant à naître, aussi léger que le vol d’un papillon, aussi doux que le duvet d’un oisillon.

La nature triomphante, prodigue et miraculeuse.

A la faveur de la brise du crépuscule, l’arbre mon ami effleure ma joue du bout de ses branches. On dirait qu’il sait…. Oui, il sait, j’en jurerais. Et tandis que je lui fais mes adieux et m’éloigne en agitant le bras, pleine de gratitude et d’une sagesse nouvelle, l’esquisse d’un sourire énigmatique, tendre et bienveillant, se fige dans le bois de son tronc séculaire…

Anne-Dominique Montémont-Haven - 2006©

Diplôme d'honneur du Concours Littéraire National " NATURE ET VIE RURALE"
organisé par l'association "SEMER" de Brouvelieures ( Vosges )
Jury présidé par Bernard Visse