PIERRES OU TORTUES

Le doute ?

Ne serait-ce pas ce qui fonderait le langage de ne pas être comme sont les choses : arrêtées en elles ?

Le doute, ne serait-ce pas justement là où déborderaient les mots : Le langage ne serait pas « arrêté », ce serait un être de chaîne.

Pierres ou tortues : le doute me serait permis : en elles-mêmes elles ne se désigneraient pas. Pour lever ce doute de perception, il me faudrait constituer une chaîne : « les tortues seraient des pierres mais certaines bougeraient » qui de chaîne en chaîne me rappellerait qu’un jour, une première fois, une tortue cessa d’être une pierre, elle cessa même d’être une « je ne sais quoi », elle devint « ceci est une tortue », une trace, une chaîne avec des yeux, du son, de l’odeur même, un écœurement.

Depuis ce jour le monde serait un immense champ de ruines : à perte de vue traîneraient des lambeaux de mots, des chaînes de mots éparses, des grottes avec des images luisant accrochées à des bouts de chaîne, des chaînes s’accoupleraient, se déchireraient, des mots se substitueraient aux mots, on ne les reconnaîtrait plus, allez savoir ce qui se cache derrière !

Le mot ne représenterait rien, ce serait un rapport à une trace. Déconnecté de ce rapport je ne saurais extraire des pierres les tortues. 

Le doute est ce qui habiterait les mots : le langage en serait l’expression.

Poète, je serais le berger de ces pâturages !

BALLET DE MASQUES

L’identité ?

L’identité le temps la ronge, la dissout. Dans un panoramique hallucinant Proust, dans la Recherche, nous montre toute une société rendue méconnaissable, comme travestie par le maquillage du temps. Le nom même des personnes est en errance : j’ai besoin de témoins pour m’assurer que tel nom appartient bien à telle personne que je n’arrive pas à reconnaître sous le persona nouveau que le temps lui a dessiné. L’identité c’est ce qui ne colle pas : apparence et transition, elle est livrée à la contingence qui la modèle, c’est une puissance que le temps effectue dans telle ou telle direction au gré de l’histoire et des rencontres.

Ce que je fus à diverses époques de ma vie ne se superpose pas, ne s’emboîte pas, l’identité c’est le discontinu. Comment alors une permanence s’instaure-t-elle qui permette d’attribuer à une même personne les identités diverses que le temps et la contingence lui ont dessinées ? Proust nous le dit : l’identité est affaire de mémoire. Ce n’est que par le travail de la mémoire que je peux de masques en masques reconstituer la figure d’une personne, de ma personne. Je sais que je suis celui que je suis parce que je me rappelle être celui qui a rencontré Albertine car, à Combray, j’avais connu Gilberte qui deviendra Mlle de Forcheville. C’est à travers l’écheveau du temps, en en démêlant les fils que j’arrive à tisser la toile unifiée, unique de ma vie. Si la mémoire se brise l’identité se perd.

Une question demeure : quel est cet autre qui continûment se manifeste à travers mes poèmes sous l’apparence d’un style, errant sur des monts neigeux ?

JEU DE L’OIE

Pas de pensée sans énoncé, pas d’énoncé sans langage.

Le jeu de l’oie commence au jet des dés.

Ce qu’il se passe dans l’appareil psychique avant la formulation de l’énoncé où la moindre pensée prend corps, où elle devient langage ?

Ce qu’il se passe dans la tête du joueur lorsqu’il lance les dés et qu’ils déroulent leur suspens.

Si la pensée n’est rien d’autre qu’une combinatoire de signes que je jette devant moi, les tirant du sac de ma mémoire, les assemblant, les distribuant à mon gré par règles et expériences apprises, faisant du texte, ajoutant, tranchant, retirant, combinant, comment cela même est-il possible s’il n’y a pas un « avant », une forme préalable à tout énoncé, un vouloir-dire-quelque-chose ?

Le joueur doit lire le nombre offert par les dés et les reporter sur la planche du jeu de l’Oie : il n’a pas de choix, il faut appliquer les consignes énoncées dans les cases.

Y at-t-il jamais eu joueur désirant jouer au jeu de l’Oie, avant que n’arrive le jeu de l’Oie ?

Une perception préalable à l’énonciation qui soit la condition de sa possibilité ? Cela reviendrait à admettre l’existence d’une forme de pensée sans énoncé, d’une pensée qui se précéderait elle-même, d’une perception sans représentation, d’une pensée comme force et tension sans contenu actuel.

Dire qu’il existerait un jeu de l’Oie sans dés, sans planche de parcours couverte de dessins et de consignes reviendrait à dire qu’il existe quelque jeu de l’Oie sans puits pour s’y perdre !

LES MARCHANDS DU TEMPLE

Si l’art n’est plus l’expression sociale de la relation de l’individu à l’être, la relation réciproque du parcours des traces de l’être dans la société et l’individu, qu’est-il ?

Pourquoi l’art semble-t-il emprunter le chemin inverse du sentiment religieux allant de la conquête du dieu unique (to kalon) vers l’adoration des idoles ?

L’aliénation de l’être social dans la forme marchande de sa production est-elle à l’origine de la fragmentation de l’art lui-même en objets oublieux de leur réalité en tant que geste d’humanité ?

Comment rapatrier la culture de la sphère céleste où l’a exilée le processus de production marchand de la société vers le cœur de l’homme ?

Comment rendre à chacun, si ce n’est dans le geste de tous, sa capacité de créateur ?

Comment unir ce qui est séparé, comment retrouver le sens humain de l’art comme rapport à l’être, si ce n’est en expulsant les ferments de la division, en chassant les marchands du temple ?

L’ANTEPROPHETE

Le poète à venir serait-il un prophète ?

Celui par qui adviendrait l’ultime.

Ne s’arrêterait-il pas aux fontaines, ne parcourrait-il pas les villes vaines de leurs lumières et de leurs cris ?

Ne dénouerait-il pas la chevelure des femmes, ne parcourrait-il pas la courbure de leurs seins, ne respirerait-il pas la couleur âpre de leurs hanches, ne jouerait-il pas sur leurs dents ?

Tutoierait-t-il à peine le soleil ?

Le poète à venir se croyant frère de Nietzsche et de Rimbaud, ne nagerait-il pas dans leurs eaux, n’y verrait-il pas son reflet, ne s’en émerveillerait-il pas ?

En majesté, sans aucun doute, ne laisserait-il pas entre ses doigts filer la poussière du monde ?

Une musique ne s’élèverait-elle pas ?…

Le poète à venir ne contemplera-t-il pas le soleil, orange avalée par la mer ?

TESTAMENT

Et brûlé par l’amour du beau
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau
 Baudelaire

Dans son testament, Donatien Alphonse François de Sade dit ne vouloir laisser aucune trace de son passage sur la Terre et demande à être enterré dans le parc de sa propriété sans aucune ins­cription.

Il veut effacer toutes les traces de sa personne, jusqu’au signe de son corps, son nom sur une pierre tombale.

Ce qui est ici visé, c’est le corps, et spécifiquement le corps de l’écrivain qu’il fut.

Est-ce un dégoût, le repentir d’un dévot du corps qui signifierait par cet effacement un acquiescement aux dévots de la mort et de la haine ou plutôt comme al-Hallâj qualifiant la musique, l’effacement douloureux de « Satan qui pleure sur la beauté de ce monde » ?

La souvenir de l’écrivain en tant que tel, incarné dans un corps visible ou assignable, n’est-ce pas ce qui limiterait a priori l’hybris de l’écriture à une concrétion, une sécrétion physiologique, un événement biologique circonstancié ?

L’objet de la disparition de son corps, des traces de son corps ne serait-il pas au contraire de permettre que subsiste avec éclat un autre corps, le corpus signifiant de ses œuvres.

L’écrivain n’est-il pas celui par qui est restitué aux hommes leur corps véritable, le corps comme langage ?

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ARCHITECTURE

 

« Les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux  même qui ne les comprennent pas. »

                                                                                                  G. SAND

GOETHE, Johann Wolfgang von GOETHE, a dit : « l’architecture, c’est de la musique gelée. »

Paul VERLAINE, amant de Rimbaud, écrit dans son art poétique qu’il faut à la poésie « de la musique avant toute chose. »

Si l’on suit la recommandation de VERLAINE ne sera-t-on pas fondé à dire que le poème c’est de l’architecture en mouvement ? Que la musique se gèle dans l’architecture comme s’anime par la musique la structure du poème ?

Comment cela est-il possible, quand le mouvement diachronique de la musique s’oppose au caractère synchronique de la structure architectonique ou graphique du poème ou du monument, si ce n’est par l’incorporation dans la conception de l’objet, monument ou poème, du mouvement de la conscience percevante, lui-même diachronique, sous forme de rythmes des lignes ou des sons, des mots ?

Ce qui résulte de la perception de ces objets esthétiques, ce qui la rend universelle, n’est-ce pas le mouvement identique pour tous qu’y suscite par leur structure, leur rythme ces objets ?

Comme une musique, car tout mouvement, toute musique ne sont-ils pas d’abord perception d’un rapport ?

Platon ne nous a-t-il pas enseigné à cet égard que la Musique est la mère de tous les arts ?

J’ajoute qu’il n’est nullement nécessaire que la perception de ce mouvement esthétique devienne consciente pour produire son effet, puisqu’il ne peut être séparé de l’objet auquel l’artiste, poète ou architecte, l’a incorporé, où il s’est « gelé » dans des formes.

LE CRI DE DOULEUR DE LA POÉSIE

Descartes, rené Descartes, a dit : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » le bon sens, non le jugement, car le jugement n’est pas donné, ce n’est pas une qualité de l’esprit mais un travail. Le travail que l’esprit fait avec la raison sur le réel en vue d’atteindre une vérité.

Quelle est cette vérité que l’esprit obtient par son travail de jugement ? Cette vérité pour les êtres de langage que nous sommes se présente comme un énoncé : ce que le langage énonce du réel à partir d’une expérience qui engage le corps en tant qu’il est le lieu où le réel advient pour un être de raison. Cela entend que la grammaire qui ordonne les énoncés s’accorde à l’expérience que mon corps a du réel dans ses articulations. « Je vois une pierre tomber » est l’énoncé de l’expérience du mouvement que la pierre tombant imprime à mes yeux. Je postule que « la pierre tombe » est l’énoncé qui rend compte du mouvement de mon regard qui suit la pierre : c’est une représentation, une énonciation du mouvement. La raison est donc cette capacité de l’esprit à ordonner dans le langage, au moyen du jugement, ce qui se présente comme une expérience pour le corps.

Ceci est de grande conséquence. Cela signifie qu’il n’y a de vérité que de l’expérience et que l’expérience dépend d’un corps déterminé ; que rien du réel ne peut m’être délivré hors du champ expérimental que constitue la présence de mon corps dans le réel. 

Dans ces conditions qu’est-ce qui suscite la science, l’art, la poésie dans le mouvement de leur désir d’embrasser tout le réel au-delà même de ce qui en est accessible par les sens, expérimentable par aucun corps ? Ce ne peut être ni la raison ni le jugement seuls puisque l’art, comme la science et la poésie viseraient dans ce désir un au-delà de toute expérience possible du corps dans le réel : l’énonciation d’un langage qui excède ses possibilités mêmes, c’est-à-dire qui dépasse le principe de non-contradiction : ce dont, par exemple, la physique quantique nous donne l’intuition mais que nous ne pouvons pas saisir, car nous ne pouvons rien nous représenter par nos sens qui ne soit une expérience pour notre corps ; cette symbolisation abstraite inépuisable nous entrouvre une porte sur ce qui du réel nous sera à jamais refusé comme représentation sensible : le tout de l’être en tant que pur signifiant rationnel, pur logos.

Ce mouvement de la science et de l’art, ce ne peut être que le désir d’embrasser le tout de l’être et de n’y atteindre jamais, de s’y efforcer toujours !

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COMME AU THÉÂTRE

« Il m'advient souvent d'imaginer avec quelque plaisir les dangers mortels et les attendre ; je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut et accable en un instant d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et indolence. »

MONTAIGNE

S’endormir, quitter son corps d’angles et de lignes pour la courbe et la chaleur.

S’abandonner comme on rêve que serait la mort, bienheureuse.

La terre, la mer se rejoignent comme on se couvre de draps loin de la pique du soleil, le vent de l’oubli doucement souffle, l’anéantissement s’approche, sommet de volupté quand la lumière comme une fumée doucement se dissipe au loin.

Les dernières pensées, petits crabes rouges, vont s’enfonçant au ras des vagues, le ventre crotté de sable blanc encore.

Adieu la rive, adieu le vent, tout soleil s’éteint, rien ne suscitera de lune, tout vogue et voguera.

Opacité de la sphère, oubli du centre, l’informe est à l’œuvre.

Bienheureux les morts dont les rêves sont infinis parmi les fleurs séchées, les pierres et les ombres.

Ombres passantes du temps comme au théâtre.

                                                                                      Jean-Michel Mayot©

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