LE PIGEON

 

 

Lorsque lui arriva cette histoire de pigeon, qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence,
Joseph Noël avait déjà dépassé la cinquantaine…

Sa vie ? Dès son enfance, il la sut toute tracée : fils aîné de paysans vosgiens, il avait grandi au fil des saisons entre les travaux des champs et l’école. Il y partait, la grande pèlerine sur les talons et il devait, comme ses camarades, y effectuer la corvée de bois pour réchauffer la classe unique où une trentaine de gamins s’éveillaient à la découverte des mondes plus lointains : la géographie, l’histoire. Les leçons du maître en blouse grise, les livres couverts de papier kraft bleu lui apportaient l’évasion que ses montagnes toutes proches limitaient physiquement mais suscitaient mentalement. « Les gens de l’autre côté de cette crête vivent-ils comme nous ? Reçoivent-ils les mêmes nouvelles, si rares ? Ces étrangers qui traversent le village, pourquoi sont-ils partis de chez eux ? » se demandait parfois l’enfant, si le mauvais temps lui laissait un léger répit dans l’aide à ses parents. L’herbe à couper pour les lapins, le blé à glaner, le bois à ranger… Il y avait de l’occupation. Oui, il savait bien que, de toute façon, il lui faudrait reprendre l’exploitation familiale.

 

Ce qu’il avait fait, après que soit passé un service militaire obligatoire qui l’avait conduit à Bordeaux : il avait vu l’Océan ! D’autres envies d’évasion étaient nées : l’Amérique, les Amériques, de l’autre côté de l’immense étendue d’eau…

 

Mais, docile, il était revenu au pays où d’autres tâches l’attendaient, où des racines ancestrales le retenaient. Non, il n’avait pas eu seulement le loisir de courir le jupon, il était resté "vieux garçon", ses parents assumant l’une le ménage et la cuisine, l’autre la mémoire des règles de travail et de la nature, du devoir.

 

Jusqu’au jour où il trouva dans la cour de la ferme un pigeon blessé. Il le soigna avec beaucoup d’attention et découvrit une bague à sa patte… Consciencieusement, il la porta à la mairie, comme il l’avait appris de son père ; le maire lui annonça que le message offrait à celui qui découvrirait le volatile un voyage à son pays d’origine, la Bavière. Joseph était fou de joie à l’idée de voyager, de découvrir un petit bout du monde.

 

« Non, non et non, tu n’iras pas chez ces sales Boches ! avait hurlé son père au retour de Joseph de la mairie. Pas question que tu quittes ton travail ici pour aller t’amuser chez ceux à qui nous devons des dizaines de disparus et d’orphelins, et des listes si longues sur le monument aux morts ! »

 

Pourtant, Joseph était allé vers ces horizons plus lointains, vers ces étrangers dont il n’avait connu les méfaits que par les histoires de son père ou par le poste de radio acheté récemment. Ça avait été merveilleux : des gens charmants que ce couple de professeurs humanistes et colombophiles qui avaient envoyé le pigeon et leur invitation ! Charmants, cultivés et chaleureux, ils lui avaient fait découvrir pendant deux semaines les paysages grandioses des Alpes bavaroises, les lacs, les châteaux féeriques, les villages aux maisons à colombages. Il avait pu apprécier la mousse des bières locales, la finesse des porcelaines ; il avait assisté pour la première fois de sa vie à un concert de "grande musique", et avait été fasciné par le Danube qu’il avait descendu avec ses hôtes en bateau, pendant une matinée entière, radieuse. Une carte postale du château de Neuschwanstein avait succinctement décrit son séjour à ses parents.

 

Quand il en était revenu, il avait trouvé sa mère tout en noir, muette, figée, prostrée sur sa chaise, à la cuisine. On avait conduit son père au cimetière dix jours plus tôt. Avant de se pendre à la plus haute poutre du grenier à foin, il avait égorgé le pigeon et avait laissé à côté un mot griffonné sur la carte postale : « T R A I T R E ! ».
C’est du bout de sa canne pointée vers l’évier que la vieille indiqua le message à son fils.

Sur le carrelage rouge ne frémissait pas la moindre plume ni le moindre duvet.

 

                                                                                  Claudine LACAILLE

                                                                                                          Février 2002

 

 

Remarque :      Les première & dernière phrases, ci-dessus en italiques, sont empruntées au roman de P. SUSKIND, "Le pigeon".

 

 

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