CONTES DE NOEL

 

Automation des systèmes noëllisés/noëllisation des automates programmables

Depuis toujours, les grandes multinationales trouvaient scandaleux de devoir rémunérer un Père Noël à longueur d’année, alors qu’il ne travaillait que 24 heures par an. Le fait qu’il distribuait les cadeaux à tous les enfants en même temps ne changeait rien à l’affaire, même s’il était communément admis que l’exercice de l’ubiquité était épuisant et nécessitait bien 364 jours de repos. Et le syndicat des, pardon, du Père Noël veillait au respect des conventions collectives. Ça ne pouvait pas durer. Ça ne dura pas.

Les Pères Noëls automatiques firent leur apparition dès les années 2030. Ces tout premiers modèles ressemblaient peu ou prou à des distributeurs de coca qu’on aurait coiffés d’un bonnet bordé de fourrure blanche. Une fois par an, pendant une période de quarante jours, ils fournissaient des jeux pour Terabox ä , Game Station ä et playland ä . Ces automates ne changèrent pas foncièrement les habitudes des commerçants et des consommateurs, par le choix restreint qu’ils pouvaient offrir, d’abord, et ensuite parce qu’il fallait se rendre dans une surface de vente pour acheter. En effet, ils étaient trop fragiles pour être installés à l’extérieur. Les variations de température, les tentatives de vol et les vandalisations leur étaient souvent fatales.

Cependant, l’idée était de disposer de véritables Pères Noëls artificiels, capables de distribuer les cadeaux comme le vrai Père Noël. La découverte d’une matière révolutionnaire à mémoire de forme permit de disposer de Pères Noëls capables de traverser les murs, ou presque. Ils pouvaient se glisser sous la porte, ou dans le conduit de la cheminée, si étroit soit-il. Santa Klaus inc vous le garantit par contrat : si votre Père Noël de marque Santa Klaus inc. reste à l’extérieur, Santa Klaus inc. vous rembourse dix fois le montant des cadeaux de vos enfants, et la location du Noël suivant sera entièrement gratuite. Restait un problème de taille : les cadeaux ! Eux ne pouvaient pas se couler sous la porte ou s’introduire dans les gaines du chauffage. La plupart des parents n’avaient pas pensé à en acheter : il faut dire que le montant exorbitant de la location du Père Noël pouvait laisser croire que les cadeaux étaient compris dans le prix. D’ailleurs, le contrat ne stipulait-il pas : fini la corvée fastidieuse du déguisement, la cohue des magasins, le casse-tête du choix des présents … Santa Klaus inc. s’occupe de tout ! Les clients mécontents multiplièrent les procès. Bref, Santa Klaus inc. eut bien du mal à se relever de cette première désastreuse, et ne fut sauvé de la faillite que par une cohorte d’avocats particulièrement efficaces. (et rémunérés plus que grassement !)

On se rabattit sur des modèles classiques, entièrement robotisés. Il fallut évidemment les fabriquer en très grand nombre, car il s’avéra totalement impossible de les doter d’ubiquité.

Au choix, mode direct, à l’américaine (le Père Noël sonne à votre porte, vous lui ouvrez, et il sort les présents de sa hotte. Vos enfants peuvent le voir et le toucher. Vous pouvez également le photographier, moyennant 50 € en sus ; il vous sera facturé 10 € par photo supplémentaire), ou mode furtif à la façon européenne, dite encore « à l’ancienne » (le Père Noël vient déposer les cadeaux dans les souliers déposés sous le sapin). Cette deuxième solution étaient souvent préférée par les parents de très jeunes enfants que le Père Noël effrayait.

C’est alors que certains gamins, plus futés que les autres, installèrent une deuxième paire de pantoufles d’une ou deux tailles au dessus à côté de la première. Le Père Noël artificiel s’y laissa prendre. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Et ce fut l’escalade. L’année suivante, certains enfants couvrirent le sol et les murs de paires de chaussures, de bottes, de chaussons. De patins à glace. De mocassins, de babouches, d’escarpins, de bottines, de savates. En tissu à carreaux, en toile imprimée, en feutre rouge, en velours côtelé, en soie brodée de dragons, en cuir de veau, de chèvre, de porc, d’autruche. Et le Père Noël déposa un cadeau dans chacune des paires de petits souliers. C’est ainsi qu’au matin, tous les Pères Noëls étaient foutus. Les uns avaient disjoncté et étaient à demi brûlés – on assista à nombre de débuts d’incendie – , les autres tournaient en rond, avançaient et reculaient en marmonnant des mots incompréhensibles. D’autres encore s’étaient détruits eux-mêmes, fouillant leur corps de leurs bras à la recherche de cadeaux dans leur hotte. Habits et revêtement cutané complètement déchirés laissaient voir pinces, vérins, rouages, circuits intégrés ; les fils électriques faisaient des étincelles.

Cette fois, Santa Klaus inc. ne s’en remit pas. Avocats ou pas.

On retourna voir le Père Noël, le vrai. Las ! Il avait sombré dans la dépression et l’alcoolisme. Il avait pris du poids. Son traîneau pourrissait dans la neige : il n’avait pas eu le courage de le remettre en état, ni même de le rentrer au garage… Ses rennes, mal nourris, s’étaient enfuis. Comme il ne s’était pas entraîné depuis longtemps, il ne maîtrisait plus sa faculté d’ubiquité.

Voilà pourquoi le Père Noël n’existe pas. On devrait plutôt dire qu’il n’existe plus.

O.Kennel, 20 décembre 2006

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Je connais bien le Père Noël

 

Je connais bien le Père Noël. C'est notre voisin. Il s'appelle Joël Citroën, et il habite au 119. Nous on habite au 121, et normalement les numéros devraient se suivre, mais après avoir relevé tous les numéros de la rue, j'ai compris qu'ils étaient en ordre de nombres impairs de notre côté, et de nombres pairs de l'autre côté. Par exemple, Madame Renaud, notre voisine d'en face, demeure au 120. Je suis content que notre maison soit du côté impair : les nombres sont plus esthétiques. Maman le dit toujours, trois roses, ou cinq, ou sept, font un bouquet bien plus joli que deux ou quatre fleurs. Et elle s'y connaît, maman : elle est fleuriste. Il faudra que je vérifie si les autres rues sont comme la nôtre, car rien ne prouve que toute la ville soit conçue de la même manière ; j'ai déjà souvent remarqué que les adultes ne sont pas logiques.

J'ai dit à Papa que je savais à quoi m'en tenir au sujet du Père Noël. Que je savais qui il était, tout ça. Il n'a pas eu l'air tellement surpris. J'ai ajouté que ce serait sûrement sa dernière tournée : il est si vieux et si maladroit ! Et l'alcool n'est pas vraiment conseillé non plus. Je voulais lui parler de ce reportage sur les SDF qu'on avait vu à la télé, l'hypothermie et tout ce qui s'en suit, mais il m'a interrompu. Il a dit que le Père Noël ne pouvait pas mourir et que ce n'était pas un poivrot. Il allait partir quand il s'est retourné pour dire que le Père Noël du supermarché n'était pas le véritable Père Noël, qu'il ne fallait pas croire, parce que ce bonhomme était saoul tous les soirs, que .... Mes parents sont mes parents et je les aime, mais ils me prennent vraiment pour un crétin ! Qui pourrait croire une seule seconde que ce vieux maigre comme un clou est le Père Noël !

Monsieur Citroën s'est attaché à sa cheminée pour la nuit, comme les alpinistes dans Premier de Cordée, de Roger Frison-Roche. Je suis un peu rassuré. Tout à l'heure, il a roulé sur toute la pente du toit, il a bien failli tomber. C'est à ce moment-là que Maman m'a appelé pour manger. Quand je suis descendu pour dîner, il gesticulait nerveusement, lançait ses jambes comme s'il marchait dans le vide. Evidemment, lui c'est le Père Noël, et il s'est assuré à l'aide de guirlandes électriques rouges et vertes. Je me demande s'il aura assez chaud, son costume de feutrine rouge n'est pas épais, et la fourrure de sa capuche est en coton. Pour les bottes, ça a l'air d'aller ; les gants aussi.

Papa dit que c'est bizarre que le voisin ne dépende pas son Père Noël, alors qu'on est déjà fin janvier. Je hausse les épaules et j'ouvre la bouche pour répondre que c'est lui le vrai Père Noël et qu'il fait ce qu'il veut, vu qu'il est en congés, mais mes parents parlent déjà d'autre chose.

Maman a piqué sa crise ce matin, à vouloir fouiller partout dans mes affaires. Elle disait que ça sentait, que je pourrais jeter mes restes de nourriture, changer la litière de mon hamster, et a-é-rer. Elle a ouvert la fenêtre en grand, l'a refermée aussitôt et est descendue sans me dire au revoir ni repousser la porte.

Les pompiers sont venus aujourd'hui ; ils ont détaché Monsieur Citroën de sa cheminée au bord du toit. Papa m'avait interdit de quitter ma chambre, et il avait fermé mes volets, mais j'ai tout vu à travers les persiennes. Le Père Noël sentait très mauvais. Je les ai entendu dire qu'il était mort depuis six ou sept semaines.
Eux, on les a crus.

 

O.Kennel, le 22 décembre 04