Sein de pierre

 

 

 

Le violoncelliste dort. Il se souvient. Il se souvient de la musique. Celle qu’il jouait, laborieuse, hésitante, alors qu’il écarquillait son corps de gamin sur son premier violoncelle. Dans le magasin où ses parents l’avaient conduit pour lui offrir un violon, il n’avait pas eu un regard pour tous les violons et les alti alignés et luisant dans la lumière douce d’une vitrine. Il s’était dirigé au fond de la boutique, comme hypnotisé, tout droit vers les violoncelles ventrus, épanouis et voluptueux, vers lui, vers elle. Il avait dit : je veux celle-ci. Au grand étonnement de ses musiciens de parents, lui si obéissant d’ordinaire, si désireux de plaire et de bien faire, n’avait rien voulu entendre. Il voulait sa violoncelle.

Le violoncelliste se souvient des concerts dans le grand tilleul du jardin, les nuits d’été. Quelques voisins venaient écouter, ravis. D’autres fermaient leur fenêtre bruyamment ; l’un d’eux, particulièrement grincheux, avait même appelé la police, la première fois. Des années plus tard, plus que son talent, son inventivité et sa virtuosité, son habitude de jouer dans les lieux les plus extravagants lui avait valu une certaine renommée. On le voyait à la télé, et à des heures de grande écoute, encore. Au sommet du Mont-Blanc, au milieu des sables du Sahara, dans une montgolfière... Le plus difficile, bien entendu, était d’accorder l’instrument. Cela pouvait prendre des jours.

Il se souvient du concert sur Ayers Rock, des didjeridoos qui lui répondaient dans les lointains. Il s’en souvient comme le Temps du Rêve. Et ce concert sur un îlot minuscule où il avait entendu les sirènes, où il avait vu les baleines. Elles avaient chanté pour lui. Les dernières baleines du monde avaient chanté pour lui.

Le violoncelliste dort. Il se souvient. Il se souvient de sa rencontre avec Eva. Avec la voix d’Eva. C’était arrivé par hasard, dans un aéroport de province où il mettait les pieds pour la première fois. A l’époque, il voyageait beaucoup, mais sur les courtes distances, il avait toujours préféré le train à l’avion. Et donc il était assis, un peu désemparé sans son violoncelle, quand il avait entendu la voix. Pas une de ces voix désincarnées, dégoulinantes de douceur impersonnelle, mais une voix chaude, colorée, vivante. Cette fois-là, il avait bien failli rater l’avion. Il se souvient du coup de foudre, comme dans le magasin de musique. Et aussi de la mélodie qu’il écrivit pour elle, là, dans ce hall sonore. De la course tout au long des coursives, billet dans une main, papier à musique de l’autre, stylo entre les dents. La première fois qu’il l’avait vue, il avait su que c’était elle. Brune aux yeux dorés, grande bouche charnue, corps épanoui et généreux : toute la beauté de la voix faite femme. Il se souvient de l’amour, leur amour de la musique, la musique de leur amour.

Le violoncelliste dort. Il se souvient. Tout lui revient. 16 août 2012. La fin du monde. La mort programmée et planifiée de la musique. Pragmatisme, matérialisme, rentabilité. Il y a des lois contre la musique, qu’ils appellent nuisance sonore, pollution acoustique, bruit. « Pour le bien public, pour la sauvegarde de l’intégrité physique, notamment des jeunes, qui écoutent de la musique à haute dose, dans une débauche de décibels, au cours de leurs fêtes barbares, nous déposons une proposition de loi anti-bruit. Des études ont montré une proportion alarmante de cas de pertes importantes d’audition chez les 12-25 ans... » Pour le bien public ! Pourquoi pas pour le salut public, du temps qu’ils y étaient ! A quoi bon avoir une ouïe parfaite si la musique n’existe plus ! Bien entendre, certes, mais pour écouter quoi ou qui ? Pour mieux entendre les ordres et mieux leur obéir, sans doute. Le sabre et le goupillon ont pourtant, de toute éternité, trouvé en la musique une alliée. De quoi aller se faire étriper sans rien dire au nom de dieux qui n’existent pas ou qui ont oublié les hommes depuis longtemps. Il se souvient de cette loi du vendredi 16 août 2012. Eux, les musiciens, ont tout perdu. La musique, qui les faisait vivre autrefois, est devenue leur malédiction. Ils sont les inutiles, les parasites du corps social. On les tolère encore pourvu qu’ils restent silencieux. Depuis bien longtemps ils n’ont plus ni feu ni lieu. Seuls leur restent les instruments. Ils peuvent les garder, « désintrumentalisés », c’est à dire sans cordes, sans anches, sans peau. Des morceaux de bois sans âme, des coquilles vides, des objets inutiles. Mais les musiciens les gardent comme on conserve une fleur séchée en souvenir d’un printemps défunt.

Le violoncelliste dort. Il se souvient. Il se souvient d’Eva, opérée et mutilée. Sa souffrance, ses chuchotements désespérés, ses sanglots silencieux. Comme un chien pour qu’il cesse d’aboyer. Ses cordes vocales saccagées, son chant coupé net au scalpel. Comme un chien. Elle ne chantait pourtant plus que pour lui, toutes fenêtres fermées, mais c’était encore trop pour celui qui les avait dénoncés à la police anti-bruit.

Le violoncelliste dort. Le monde est propre, silencieux, en ordre. Le ronronnement délétère des machines recouvre tout. Il se souvient qu’ils se sont endormis là, sur ce banc public d’un jardin public déserté. Elle, appuyée contre le piédestal d’une statue, lui la tête sur son sein gauche, la musique de son cœur à l’oreille, sa violoncelle dans les bras. Il se souvient que c’est le silence qui l’a éveillé, bien plus que le froid. Le sein d’Eva, la hanche d’Eva, le ventre d’Eva ont à présent la dureté, l’immobilité, la minéralité de la pierre.

Le violoncelliste dort. Il se souvient. Il se souvient de la musique. Il attend. Bientôt. Bientôt il sera comme Eva.
Il a posé sa joue sur le sein de pierre. Il attend. Il sourit. Il se souvient de la musique.

Odile Kennel, 1997

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