Le palimpseste du rat

 

 

 

 

Je ne peux plus vivre encore, après ce qui s'est passé. Il ne me laisserait pas, de toutes façons. Enfin, pas de la même manière que j'ai toujours vécu jusqu'à aujourd'hui. Cette odeur horrible qu'Il a exprimée en ouvrant la porte...

J'ai faim. Je suis seul. Je pense aux ours. Comme ils me manquent ! Je ne les ai pourtant vus qu'une seule fois, mais je n'ai pas vécu un seul jour sans me remémorer chaque minute passée là-bas. C'était un peu après la mort de Ahoum. Il m'avait conduit dans un endroit plein de formes de vie différentes. J'avais pu enfin avoir une communication véritable et naturelle, et j'avais oublié, l'espace de quelques instants,  à quel point mon parent me manquait. Dommage que je n'aie pas pu m'attarder devant la fosse de ceux qu'ils avaient étiquetés "ours". Bien sûr, ils ont une intelligence limitée, mais il fait si bon avec eux... Même leur aspect physique n'est pas si éloigné du mien, bien qu'ils aient une forme prédéterminée comme toutes les espèces qu'on trouve par ici. Leur enveloppe extérieure, par exemple, a presque le même aspect que la mienne ; leur taille est à peine inférieure à celle d'Ahoum. Dans leur face, les yeux sont placés en haut, comme les miens : si leur bouche est fermée, la ressemblance est frappante, malgré les deux appendices qu'ils ont sur le sommet du crâne et dont je me demande à quoi ils peuvent bien servir. Capter les vibrations, peut-être ? mais ils ont déjà des poils plus longs qui ont la même fonction.

Ici il fait noir et froid. Il m'a poussé, Il m'a fait tomber dans les escaliers. La porte en haut des marches s'est refermée sur une énorme bouffée de haine et de chagrin. Depuis il n'est pas revenu. Il n'y a rien à manger, ici. Rien qu'une senteur de salpêtre, de terre moisie, de tombe.

J'ignore pourquoi je laisse ce message. Cette race est bien incapable de le déchiffrer ; il est même plus que certain qu'Il ne s'apercevra pas que j'ai laissé cette lettre odorante sur le mur de la cave. Sans doute pour laisser une trace de mon passage, au cas bien improbable où il aurait encore des  Eziahans quelque part dans le monde.

Je suis seul de mon espèce depuis que Ahoum est mort ; c'était d'ailleurs le seul Eziahan que j'aie jamais connu ou même vu. Lui, il n'est pas seul. Souvent je capte des phéromones originaires de nombreux individus différents. Un matin, il y a déjà longtemps, Il est venu me voir en compagnie de six ou sept de ses semblables. Ils faisaient des tas de vibrations avec leur bouche, ils voulaient tous me toucher, et je n'arrivais pas toujours à me rétracter à temps. Ils m'étourdissaient en me bombardant de senteurs qu'ils n'essayaient même pas de contrôler. Mais personne ne leur a donc jamais appris à se tenir, à ne pas exprimer tout ce qui leur passe par la tête ? La plupart d'entre eux s'étaient fardés d'odeurs aveuglantes,  entêtantes, étouffantes. Une tentative bien inutile pour se masquer et cacher leurs émotions qui ne m'a pas trompé un seul instant. J'ai cru que j'allais vomir.  Ces exhalaisons artificielles, à ce que j'ai compris aujourd'hui, sont censées reproduire le parfum des fleurs !

Encore une fois, je suis à court de place. Il faut que j'efface, que je nettoie, que j'enduise le mur d'un mélange olfactif le plus neutre possible, puis que je le laisse se fixer avant de me mettre à écrire.

De temps à autre, je me mets en pesanteur, comme Ahoum me l'a enseigné. Je gonfle mon enveloppe, j'étire mon corps jusqu'à sentir le contact de l'endroit où je suis partout sur ma peau, jusqu'à m'appuyer de tous les côtés à la fois. Ça me détend. Ça me rassure. Je reconfigure mon esprit et mon corps ; j'éprouve dans chacune de mes cellules la conscience d'exister.  

Un soir, Il m'a surpris alors que je n'avais pas entièrement  repris ma forme et j'ai bien senti qu'il n'aimait pas du tout que je fasse ça. Il a émis  peur et dégoût très fort ce jour-là. Bien plus marqués et intenses que lors de notre première rencontre. Et il ne s'y mêlait aucune curiosité, aucune envie de comprendre ou de connaître, encore moins de communiquer, de me toucher ou d'avoir le moindre contact. J'ai attendu longtemps avant qu'il ne revienne me voir. Très longtemps. Je me souviens que je n'avais plus aucune force et que c'est à peine si j'ai entrouvert les yeux quand il a posé un de ses prolongements permanents et rigides sur moi. Ensuite, du regret, de la peur, mais de la peur pour moi, pour ma survie, m'ont bercé et apaisé, endormi. Après, la nourriture que je préfère, de grandes tiges vertes, des boules rouges un peu acides, des graines avec leur coquille qui craque dans ma bouche et mon tube digestif...  J'ai faim.

Il avait un petit. J'avais compris qu'il était très jeune car il dégageait une insatiable curiosité, plus forte que sa crainte des lieux inconnus et sa peur de désobéir. Sa fragrance si fraîche et spontanée était sans artifice, et il apportait avec lui tout ce que je ne pouvais que deviner du dehors : des odeurs d'eau où des feuilles s'étaient baignées, les dernières phéromones émises par une mouche à l'agonie, le parfum d'un fruit mûr depuis trop longtemps.  Petit Il venait me voir en cachette ; certains jours il se lovait, se recouvrait de mon enveloppe et on dormait tous les deux. Ensemble comme un parent et son bourgeon. Quand il s'en allait, il avait soin de ne pas me déranger et son odeur ténue pouvait alors rester dans les plis et les creux de ma peau : je ressentais à peine son absence. J'étais heureux enfin, j'oubliais, l'espace d'un instant, le vide immense laissé par la mort de mon parent.

Ce jour funeste, Petit Il était n'avait passé qu'un moment trop bref avec moi. J'étais plus triste que d'habitude. Alors je m'étais mis en pesanteur , pour prolonger l'instant, toujours trop court, ou pour échapper au manque affreux qui m'étreignait quand, malgré toutes mes précautions – je ne bougeais pas, je respirais à peine – son odeur chérie s'en allait, molécule après molécule, inexorablement.

Quand je me suis repris, que je me suis réintégré dans mon espace habituel, j'ai senti une odeur bizarre mais familière. C'était celle de Lui 2, mais avec quelque chose de l'odeur de Ahoum la dernière fois que je l'avais vu. Des champignons, de la terre humide... Je ne reverrais plus jamais Deuxième Il tel que je l'avais connu, je l'ai compris tout de suite. Il était devenu très large et très grand, mais tout fin et tout pâteux, presque liquide. Sa couleur, aussi, avait changé.

Cependant, son parent s'approchait ; il puait la colère et l'inquiétude.

Il a décollé son bourgeon du mur. Petit Il ne bougeait plus ; il s'en dégageait un parfum de chose, comme de la végétation arrachée à la terre depuis longtemps. Du fluide salé a mouillé....

 Je suis un rat mâle dans la force de l'âge : ce territoire, ainsi que toute femelle, nourriture ou eau m'appartiennent ; j'autorise cependant les rats de mon clan à consommer selon leurs besoins et leur rang ce gros animal mort : il est parfaitement comestible.

 

O.Kennel, le 17 août-22 octobre 04

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